https://www.ricochet-jeunes.org/articles/elle-sublime-la-nature-sauvage
On ne s’étonne guère de voir Sandra Lizzio habiter dans un écrin de verdure. L’illustratrice neuchâteloise trouve la nature ressourçante et inspirante. Elle passe au moins une heure par jour en forêt, en marchant ou en vélo. «J’ai besoin de liberté. Et je me sens libre dans la forêt. Même sans m’arrêter, je vois les feuillages, les herbes, les formes. Ou tout à coup, un lièvre surgit.» La quinquagénaire a grandi à La Chaux-de-Fonds et vit aux Ponts-de-Martel avec son compagnon et leur fille de 17 ans. De l’appartement, elle n’a qu’à descendre au sous-sol pour rejoindre leur atelier. Les jours froids, un feu rougeoie dans le poêle. Les jours chauds, la porte-fenêtre s’ouvre sur un jardin fleuri.Voilà un cadre idéal pour savourer ce qu’elle apprécie tant dans l’acte de dessiner: «Une bulle de calme dans laquelle je suis immergée. J’ai l’impression d’être dans un moment parfait.» Le plaisir est un moteur de son travail. Son moyen d’expression favori est actuellement la mine de plomb: «C’est pour moi un outil parfait. Un travail minutieux et calme. Le bruit du crayon sur le papier… poser des couleurs… c’est génial.»
Bijoutière de formation
Dans son regard, on entrevoit à la fois son humilité et son caractère volontaire. Son parcours est traversé de doutes et de remises en question, mais surtout imprégné d’audace et d’initiative. Elle affiche des expériences professionnelles diverses, au gré de ses envies personnelles et de ses besoins financiers. «Le dessin m’a accompagnée mais n’était pas présent en permanence.» Pendant et après sa formation de bijoutière à l’École d’Arts appliqués, elle travaille sur les marchés, comme veilleuse en institution sociale, en service des espaces verts, dans le graphisme, ou encore en usine sur des fermoirs. La bijouterie offre alors peu de débouchés. L’apprentissage du métier a cependant le mérite de confirmer les capacités artisanales et artistiques de la jeune femme. Plus tard, elle décide de réaliser une nouvelle formation de deux ans à plein temps pour enseigner aux écoliers les activités manuelles. Cette profession l’occupe durant cinq ans.
Puis elle se lance dans une belle aventure avec son compagnon: partir vivre en Italie. Le couple achète une maison dans un village perdu à la campagne, en Ombrie. «On était les seuls habitants! Les villageois étaient partis travailler dans les aciéries. Et il y avait soi-disant un rocher qui allait dégringoler sur le village», sourit-elle. Or le rocher ne bouge pas. Le couple rénove la maison et prend soin des 500 arbres d’une oliveraie abandonnée pour produire de l’huile. «C’était génial! On vivait beaucoup dans le présent. On faisait un travail très physique. On avait du temps pour développer d’autres choses. Dessiner, fabriquer du papier…» Mais pour s’assurer des revenus suffisants, chacun revient à tour de rôle travailler quelque temps en Suisse. Après quatre ans, ils rentrent.
L’émerveillement en tant que libraire
Au retour, Sandra Lizzio travaille en librairie en se formant sur le tas. Elle se voit confier le rayon littérature jeunesse. Cet univers fait écho à sa passion pour la lecture, et ravive un souvenir d’enfance qu’elle relate avec des étincelles dans les yeux: «En 3e année primaire, ma classe a participé à une émission Temps Présent sur la littérature jeunesse. On a été immergés pendant deux semaines, à lire des albums avec la prof, et à participer au tournage». Sensible aux images par sa formation, elle aime cet emploi en librairie, qui lui permet de plonger avec délice dans la richesse stylistique et visuelle des livres pour enfants. «J’ai découvert un monde de créativité extraordinaire et j’ai adoré ça.» Elle suit des cours théoriques sur le sujet.
Après neuf années, Sandra Lizzio quitte la librairie. Elle participe à un week-end de cours à Milan, dispensés par un illustrateur italien dont elle est fan. Ce dernier lui signale l’existence d’un master en illustration jeunesse à Macerata, en Italie centrale. Elle décide d’entreprendre cette formation de deux ans. D’origine italienne, elle parle déjà la langue. Elle se rend sur place ponctuellement, au fil des modules. Les mois d’été, son compagnon et leur petite fille l’y rejoignent. «J’étais une des plus âgées, 44-45 ans, parmi des 22-23 ans», se souvient-elle. Les cours sont donnés par des illustrateurs, éditeurs, professeurs d’université, sociologues et graphistes. On se penche par exemple sur les théories de la couleur et de la narration. «Il y a des travaux à rendre et ça demande beaucoup d’engagement, il faut lâcher prise sur ses acquis et se dépasser.»
La formation requiert aussi de mener à bien un projet de livre avec l’un des éditeurs partenaires du master, majoritairement français et italiens. Ce sont eux qui choisissent parmi les étudiants, sans leur garantir une publication. En fin de cursus, la Neuchâteloise fait partie des quatre ou cinq à avoir publié un livre, sur la quinzaine de sa volée. Elle a illustré à l’aquarelle La gru e l’airone [La grue et le héron], fable bilingue italien/russe en leporello, aux éditions Carthusia. «C’était une super formation. J’ai beaucoup appris. Il y avait beaucoup d’inconnues et d’incertitude – mais c’était aussi une sacrée expérience de vie, pleine de belles rencontres.»
Audace pour créer l’abécédaire sur les oiseaux
Forte de ce succès, Sandra Lizzio décide de réaliser un abécédaire sur les oiseaux. Elle choisit les espèces et entame seule le processus, s’inspirant de ses observations dans la nature, de photos et d’ouvrages divers. Elle essaye l’aquarelle, la craie grasse, puis opte pour la mine de plomb. «La phase de tests et de choix est un moment préalable exigeant. Elle peut être un peu douloureuse car elle génère de l’insécurité; mais après, c’est pour le mieux. Je me mets beaucoup de contraintes, pour avoir ensuite le plus de liberté possible.» Chaque planche nécessite quatre jours, voire plus. Avant de contacter des éditeurs, 15 oiseaux sur 26 sont déjà dessinés. «Je suis allée assez loin, pour pouvoir présenter un résultat avec lequel j’étais en accord. Je savais que c’était un risque de présenter un projet aussi défini, y compris le format horizontal. Mais je voulais présenter un travail abouti.»
Elle l’envoie à quarante éditeurs en France et en Suisse, et ne reçoit que peu de réponses. Un jour, les éditions Circonflexe lui communiquent leur intérêt. «J’étais aux anges!» Son éditrice lui demande d’ajouter un peu de couleur, pour voir. Elle essaye, puis acquiesce. «Ça trouvait plus de force.» Et en effet, Oiseaux de A à Z émerveille: la finesse des traits, en mille et une nuances de gris et de noir, est d’autant mieux mise en valeur par ces touches de couleur. On a envie de toucher le papier, et l’on s’attendrait presque à y sentir le relief et la texture au bout des doigts. L’ouvrage nécessite une année de travail au total. C’est l’auteur qui doit s’appuyer sur les dessins pour rédiger. «C’est extrêmement rare! D’habitude, c’est l’inverse.»
«La collaboration avec mon éditrice m’a fait gagner en qualité.»
Puis les éditions Circonflexe lui proposent un deuxième livre. «Je suis touchée. Ça veut dire qu’elles me font confiance et sont contentes de mon travail. Ça fait du bien.» Cette fois, il s’agit d’illustrer des textes existants. Le format et le découpage de Fantaisies naturelles sont déjà établis. Il faut chercher des idées et réaliser un storyboard en noir et blanc dans un format réduit, ainsi qu’une ou deux planches à soumettre à l’éditrice avant que le livre démarre. Cet ouvrage est lui aussi illustré à la mine de plomb et aux crayons de couleur. On y retrouve la précision et la grâce de l’abécédaire des oiseaux, mais avec une colorisation plus riche. Car il fait justement découvrir des sites et phénomènes naturels étonnants par leurs formes ou leurs teintes.
Là, Sandra Lizzio travaille dès le début en collaboration étroite avec son éditrice, qui doit valider chaque planche. L’illustratrice aime amener ses propres choix et garder une certaine marge de manœuvre. Mais elle prend goût aux avantages du partenariat. «On n’est pas seule, on bosse avec quelqu’un. La relation se construit. Elle connaît mes points forts et mes points faibles, mes doutes. Je connais ses exigences et comprends ce qu’elle souhaite. Parfois, elle me demande d’aller plus loin, avec moins de retenue. Parfois, ça me fait peur, je mets les pieds au mur. Mais je finis toujours par trouver qu’elle avait raison. Ça me fait avancer. J’ai gagné en qualité.»
La technologie au service du dessin
Cet ouvrage est bouclé en cinq-six mois, un délai classique. Il en va autrement de son troisième livre chez Circonflexe, Moi, l’arbre, réalisé en moins de trois mois.
De janvier à mars 2021, elle travaille 10 à 12 heures par jour. Elle adopte une technologie qui s’avère précieuse: la tablette graphique. À l’automne 2020, elle a pu en tester une, prêtée par un adepte. Malgré ses réticences initiales, elle s’est familiarisée avec l’appareil, trouvant peu à peu les bons outils et les manières de les utiliser. «À nous de le maîtriser pour en faire ce que nous voulons. Au final, j’ai autant de plaisir qu’avec mes crayons.» Du reste, certains illustrateurs mixent le papier et la tablette. Celle-ci offre de nombreux effets, parmi lesquels le fusain et le crayon, appliqués à cet ouvrage-ci, dont les images sont éclatantes et lumineuses. Sandra Lizzio choisit ses palettes et les stocke par groupes – «comme avec mes crayons!». Autre avantage: pas besoin de scanner les planches pour les envoyer, étape habituelle entraînant une perte de qualité.
«Je n’abandonne pas pour autant mes crayons!», précise Sandra Lizzio. Dans ses tiroirs, on découvre de nouveaux dessins. Elle souhaite réaliser un livre portant un regard original sur les légumes. Parfois, il lui arrive d’illustrer une affiche de spectacle ou une pochette de CD. De plus, elle donne des cours de dessin privés. «J’ai beaucoup de plaisir! Conseiller, apporter des méthodes, des outils. D’autant plus pour les jeunes: les inciter à sortir des carcans et des idées préconçues, à se remettre en question, à ne pas rester sur ses acquis, à prendre des risques. Ça ouvre des réflexions et des pistes pour mon propre travail. C’est comme un échange. Ça me stimule.»
À part les plus célèbres illustrateurs, rares sont ceux qui peuvent vivre de leur activité artistique sans avoir un autre emploi. En France, beaucoup sont invités dans des écoles, bibliothèques ou médiathèques pour des animations rémunérées. Cela arrive aussi en Suisse, dans une moindre mesure. Comme il y a pléthore d’illustrateurs, bon nombre écument les salons pour faire du réseautage. Quant à Sandra Lizzio, ce n’est pas trop son truc. Elle préfère envoyer ses dessins d’un clic de souris, en restant dans son jardin à observer les fleurs.